jeudi 28 février 2019

RETROSPECTIVE ISOU AU CENTRE POMPIDOU ET LA SOMME DE SES CRÉATIONS


Un article d'Anne-Catherine Caron
A l’occasion de l’exposition ISIDORE ISOU, organisée par le Centre Pompidou (commissaire Nicolas Liucci-Goutnikov) dans le cadre d’ « Une saison roumaine », du 6 mars au 20 mai 2019, nous vous proposons la relecture d’un article de la :
REVUE CULTURA, n°4/31, janvier 2008, Bucarest.
Cette revue roumaine « Cultura » consacrait dans son quatrième numéro de janvier 2008 une double page à Isidore Isou comprenant, d’une part, (à gauche) un article de Serge Moscovici (« Pentru prietenul meu, Isou »), et, d’autre part (à droite) un texte d’Anne-Catherine Caron : « Isidore Isou sau zorii unei societati paradisiace » (« ISIDORE ISOU OU L’AUBE DE LA SOCIETE PARADISIAQUE »). LIEN FACEBOOK 
ISIDORE ISOU OU L’AUBE DE LA SOCIETE PARADISIAQUE
par Anne-Catherine Caron

Isidore Isou, l’auteur de La Créatique ou la Novatique (1941 – 1976) 1, artisan d’une nouvelle définition générale des domaines du Savoir basés sur l’invention et la découverte, est né en Roumanie en 1925. Des actes primordiaux jalonneront de manière ininterrompue son itinéraire ancré dans les Cultures résolument cosmopolites des grands créateurs universels, depuis sa terre d’origine jusqu’à son inhumation récente, à Paris, au cimetière du Père Lachaise.
En 1942, il conçoit le Lettrisme dans son pays natal, alors qu’il n’a que dix-sept ans. Contemporain d’une génération « égarée », en quête d’un sens à donner au monde sur le charnier des vieilles valeurs brandies par les Grandes Puissances, la majeure partie de ses explorations fondamentales prendra corps dans cet état du Danube, d’abord dans la ville de Botosani où il voit le jour, puis à Bucarest où il s’installera par la suite avec sa famille. Même si sa provenance linguistique lui consentira la dénomination de sa première grande découverte, jamais, pourtant, il ne se situera, du fait de ses origines et de son établissement définitif à Paris 2 « entre deux cultures », mais de plain-pied dans la Culture Universelle à laquelle, dès son enfance, il souhaite ardemment appartenir et dont il approfondira les acquis réels et le déroulement des cheminements futurs.
Dès cette époque, grâce à sa méthode de création, il ambitionne de devenir « le plus grand homme de tous les temps », comme il le rappellera lui-même, en 2000, à l’occasion d’un entretien paru dans Revue et Corrigée 3,. Ce rêve se concrétisera par une formulation totalement nouvelle des fondements de la Connaissance, notamment au travers de la poésie, du théâtre et de l’art romanesque, mais aussi de l’économie politique ou de la philosophie – s’appropriant de fait la langue française qui deviendra le véhicule de sa langue de la Culture. 4
Son itinéraire prophétique sera raconté dans l’un de ses deux premiers ouvrages, L’Agrégation d’un nom et d’un messie, que publieront les Editions Gallimard, en 1947 Initialement, cette formation s’accomplira, à Bucarest, au travers de la fréquentation de diverses jeunes personnalités pétries, pour certains, comme lui durant un temps, de marxisme-léninisme et, pour d’autres, de la culture littéraire et poétique françaises la plus avancée de l’époque.
Au cours de cette période, il nouera avec ces premiers êtres rencontrés des pactes sacrés, concrétisés par des échanges étonnamment fructueux de savoirs et de pratiques différents par leur nature et leur sens, qui scelleront le destin des uns et des autres.
Parmi eux, Ludo, Bif, Maké, et, particulièrement, Zolty, dit Solly dans L’Agrégation, l’un de ses compagnons de route qu’Isou retrouvera à Paris un peu après la fin de la guerre et avec lequel il partagea une longue aventure initiatique à Bucarest et dont il fera en partie le récit dans Isou ou la Mécanique des femmes 5. Solly s’imposera en France comme un grand psycho-sociologue de réputation mondiale, sous le nom de Serge Moscovici, tandis qu’Isou, que sa mère très aimante appelait tendrement de ce seul prénom, créera, de son côté, le Mouvement lettriste. C’est d’ailleurs avec ce condisciple qu’il avait auparavant publié, en 1944, la revue roumaine Génération 44, consacrée à l’art et à la littérature, où figuraient certainement ses premiers écrits.
Comme Isou le dira lui-même : « Dans la revue, il y avait beaucoup de jeunesse, du scandale à n’en pas finir » 6.. Ces premières formulations des prémices de Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique 7 se retrouveront, au travers des pratiques acquises et de la sémantique de la révolte, dans la revue La Dictature Lettriste 8 qu’il créera peu après son arrivée à Paris avec Gabriel Pomerand, son premier disciple fidèle. Une manière d’ébaucher, aussi, par le biais d’une rébellion à l’égard du système des aînés et de revendications juventistes, les idées du Soulèvement de la Jeunesse 8, un ouvrage d’économie politique qui situe les jeunes et la masse des exclus de la société au centre du processus d’évolution, par l’introduction de la novation dans tous les domaines du Savoir et de la Vie, qui ne sera pas sans inspirer d’une certaine façon les événements de Mai 68, en France et dans le monde entier.
Mais la genèse et la réalité de son œuvre écrite s’impriment, dès les années 40, au travers de ses élaborations théâtrales. A leur sujet, il déclarera : « J’ai commis (…) une masse de pièces sur les bancs de l’école, mais comme inconsciemment, celles-ci servaient à m’introduire dans les formes d’expressions passées, l’apprentissage et le mépris de l’acquis éliminaient successivement ces étapes. J’avais seize ans (1940) lorsque j’avais déjà assimilé les problèmes contemporains du spectacle et les œuvres essentielles. » 9
Animé par le désir ardent d’appréhender globalement le processus de la création, relayé par des capacités très précocement stimulées par son père, puis des maîtres rencontrés sur son passage, il parviendra à élaborer une classification personnelle des apports des grands auteurs de la poésie, du roman, ou de la philosophie (d’abord Dostoïevski ou bien Proust, puis, peu de temps après, Baudelaire, Mallarmé, Gide, Jarry et Platon, Saint-Thomas d’Aquin ou Voltaire), aboutissant en 1942, à l’invention de la poésie lettriste, à partir d’une illumination, révélant, de fait, la concrétisation d’un cheminement heuristique originaire.
La fameuse phrase, désormais emblématique de Keyserling : « Le poète dilate les vocables » sera transcendé par le fondateur du Lettrisme au travers d’un phénomène d’interférence linguistique entre sa langue maternelle et sa langue de culture. Comme le dit Isou, « Le malentendu a mené à la découverte parce que l’on l’attendait, parce qu’on l’avait préparé » 10. Cet emprunt sémantique, cette ressemblance formelle du signifiant du terme permettra la transmutation de l’élément primordial du mot, sur lequel l’art lyrique se basait depuis l’Antiquité, à celui de la simple lettre, pour offrir, tout à la fois à la poésie et à la musique, un matériau de base totalement inédit, puisque le terme « vocable » renvoie en roumain à ce que sont les voyelles. A ce matériel inédit, il ajoutera quelques sonorités à caractère non conceptuel représentées par des bruits émis par l’ensemble du corps humain.
Isidore Isou racontera ce cheminement dans Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique 11, le livre manifeste de la poésie à venir, où il trace la ligne d’or qui rattache la découverte de la poésie alphabétique aux découvertes antérieures de Baudelaire à Breton, en passant par Verlaine, Rimbaud, Mallarmé et Tristan Tzara
Cette découverte lui permettra également de fonder, dès son arrivée à Paris en août 1945, un nouveau mouvement culturel d’avant-garde qui, en raison de son activité novatrice ininterrompue depuis plus de cinquante ans, sera, comme l’affirme l’historienne d’art Mirella Bandini « considéré comme l’école culturelle la plus importante surgie en France à la suite du Surréalisme » 12. Notons que ce mouvement, constitué en « groupe lettriste » se perpétue aujourd’hui encore du fait du travail intense de différents artistes qui allient le soutien des conceptions isouiennes, au développement d’une œuvre personnelle de grande rigueur.
A cette trajectoire du « plus grand génie de tous les temps » 13, on doit saisir qu’Isou, mieux que les autres, aura tiré le plus grand parti de circonstances et d’êtres qu’il a rencontrés.
C’est encore dans son pays natal qu’il abordera la musique, initié à cet art par un jeune avocat qui le familiarisera aux œuvres des grands compositeurs et par l’audition, notamment à l’Institut français de Bucarest, de l’opéra Pelléas et Mélisande.
C’est à partir de cet ensemble qu’il édifiera la loi de l’évolution de tous les secteurs esthétiques en démontrant qu’ils s’enrichissent pour s’appauvrir ensuite dans leurs thématiques et leurs éléments, et sur laquelle il s’appuiera, en la définissant sous le nom de « Loi de l’Amplique et du Ciselant », pour concevoir la théorie de la reconstruction générale des arts envisagée dans sa Créatique ou la Novatique.
Dès son arrivée à Paris, ces premières sommes qui proposent des vues inédites sur l’art sonore et la culture acquise seront propagées, notamment, grâce à plusieurs coups d’éclat retentissants, comme celui du théâtre du Vieux Colombier où, contre son illustre compatriote, Tristan Tzara, il annonce la naissance d’une révolution poétique. Il rencontre les principaux intellectuels que compte le monde littéraire de son époque et, en particulier, André Breton auquel, en vain, il tente de s’allier 14 .
Tout ce qu’Isou avait initialement conçu en Roumanie et qu’il expose dans son roman Agrégation s’accomplira au-delà même du bouleversement de la poésie, au profit de l’ensemble des domaines artistiques, parmi lesquels le théâtre qui lui était si cher depuis son adolescence, mais aussi de la Philosophie et des Sciences.
Grâce aux efforts inlassablement répétés par son fondateur, la dictature du Lettrisme survivra à toutes les écoles éphémères en raison de ses inventions incessantes, allant toujours plus loin dans les approfondissements esthétiques : l’hypergraphie, en 1950, l’Art Infinitésimal, en 1956, l’Art Supertemporel, en 1960 ou encore, l’Art Excoordiste, en 1992, et, surtout, avec de multiples publications théoriques, accompagnées par la réalisation d’innombrables œuvres dans les domaines les plus variés qui seront l’objet de très nombreuses expositions et manifestations internationales.
Avec de nouveaux ouvrages, tels que, Manifeste pour une nouvelle psychokladologie et une nouvelle psychothérapie, 1971) avec les publications de Introduction à un traité de mathématiques (1964), Introduction à la géométrie para-stigmatique (1979), ou encore, Fondement pour une nouvelle physique, suivis de Fondements pour une nouvelle chimie (1987), il investira dans la même mesure le vaste le champ des sciences humaines et des sciences exactes.
Si certains titres des réalisations d’Isou, comme Amos 15 ou bien sa série de toiles regroupées sous le titre Les Nombres, puisent diverses connotations dans les grands textes religieux, et si, quelques-uns de leurs développements, uniquement thématiques, portent l’empreinte de ses origines hébraïques, communes avec certains de ses compagnons de route roumains, le prolongement théorique de sa première œuvre romanesque, Les Journaux des Dieux 16, renferme définitivement l’idée inégalée à ce jour de la super-écriture ou de l’hypergraphie, le système de notation englobant tous les signes de la communication présents et futurs de toutes les cultures connues et inconnues.
La silhouette et la marque toujours plus novatrice de ce visionnaire sont à tout jamais immortalisées dans les magnifiques images de ses déambulations parisiennes de son célèbre film, Traité de Bave et d’éternité, réalisé en 1951. Dévoilant aux yeux du monde la discrépance entre le son et l’image qui servira de référence aux auteurs les plus progressistes du cinéma d’avant-garde international, l’on y retrouve le superbe et jeune Isou, triomphateur, encore affublé de sa démarche un peu gauche que lui ont connu ses compatriotes de Bucarest et, tout particulièrement, son caractéristique et si touchant accent roumain qui résonne en nous comme autant de richesses vitales offertes à ses disciples et au monde.
Sans nul doute, l’édification cohérente et exhaustive de ce dessein créateur trouve son apogée dans la refonte globale de la société tendant vers les valeurs inédites d’une « Société Paradisiaque » qu’Isidore Isou appelait de ses vœux.
Elle restera défendue par un homme qui, durant sa vie entière, voulut s’élever au rang des Grands Noms de l’Histoire et de l’Immortalité Concrète, mais sut, aussi, délibérément, choisir l’ascèse et le dépouillement matériel le plus absolu, concluant ainsi, dans la plus grande sobriété, son itinéraire corporel depuis sa Botosani natale jusqu’à sa dernière demeure au cimetière du Père Lachaise à Paris.
Un jour, dit Isou dans L’Agrégation d’un nom et d’un messie, « je ne parlerai plus. Je me réjouis d’avance de cette journée où je deviendrai muet, calme, méprisant, comme mon Nom même. »
Anne-Catherine Caron, in REVUE CULTURA, n°4/31 janvier 2008, Bucarest.
NOTES
1 Editions Al Dante, Paris, 2003.
2 D’abord apatride, il obtiendra la nationalité française en 1977.
3,Revue & corrigée, n°46, Paris, décembre 2000.
4 « Je grimpais sur le français à cheval pour couvrir toutes les distances à l’instant (…) », L’Agrégation d’un nom et d’un messie, Gallimard, Paris, 1947, p. 146.
5 Editions Aux Escaliers de Lausanne, Paris 1949.
6 L’Agrégation d’un nom et d’un messie, Gallimard, Paris 1947, p. 223.
7 Gallimard, Paris, 1947.
8 Traité d’économie nucléaire. Le Soulèvement de la jeunesse, Tome I, Editions Aux Escaliers de Lausanne, Paris, 1949.
9 Isidore Isou, préface de Fondements pour la transformation intégrale du théâtre, Editions Bordas, Paris, 1953, p 7.
10 Isidore Isou, Précisions sur ma poésie et moi, Editions Aux Escaliers de Lausanne, Paris,1950.
11 Ibid.
12 Mirella Bandini, Pour une Histoire du Lettrisme, Editions Jean-Paul Rocher, 2003 (Traduction de l’italien, Anne-Catherine Caron).
13 « Isou ne fut pas un “ génie spontané”, il a simplement saisi les relais offerts dans son voyage par des êtres riches qu’il a rencontrés dans leur diversité complémentaire, grâce à une étoile exceptionnellement généreuse, avant d’aller plus loin que tous », Jean-Paul Curtay, La Poésie lettriste, Editions Seghers, 1974. Ce point est également confirmé par Serge Moscovici qui, dans ses mémoires, fait largement état des détails de sa relation avec Isou : « Ses lectures avaient moins le caractère d’une aventure de l’esprit que d’une recherche systématique, une investigation entêtés de certains sujets précis. », Chroniques des années égarées, Editions Stock, Paris, 1997, p. 186.
14 « ‘Breton, selon ses propres termes, soutenait vouloir changer le monde : parmi multitude
de constructions qui ne sont qu'images, il n'est parvenu qu'à changer le monde de la versification
et de la plastique. Avec ses apports concrets, inscrits dans les différentes sphères du Savoir
humain, lsou, sans doute ne changera-t-il pas le monde, mais il en élargira le cadre bien
au-delà des limites auxquelles Breton s'est résigné ». Contribution de Roland Sabatier, Le Surréalisme en héritage : les avant-gardes après 1945, Colloque de Cerisy-la-Salle, août 2006.
15 Amos ou Introduction à la métagraphie, Ur, n°3 et Arcanes, 1953. Réédition, La Termitière, Marseille, 2000.
16 Les Journaux des Dieux, précédés de Essai sur la définition, l’évolution et le bouleversement total du roman et de la prose, Editions Aux Escaliers de Lausanne, Paris, 1950.
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