jeudi 24 mars 2011

DU BLEU, DE L’ASSISE, DU GIOTTO ET DU BROUTIN


Plongée dans la foule du peuple italien qui commémorait le cent cinquantième anniversaire de son unification, en compagnie de ma chère Carlotta Cernigliaro, je me suis acheminée dans des artères noires de ce monde vers la rue Saint François d’Assise, faisant à mon tour un pèlerinage émouvant entre création charnelle et force spirituelle.
Je vais en quelques instants, ce jeudi 17 mars 2011, accomplir un passage du profane au sacré.
Belle exposition dans un lieu magique, un palais baroque turinois et ses vastes portiques déployés le long de son "piano nobile" où il me semble avoir longuement habité.
Belle émotion du bleu qui orne la salle où Broutin expose ses cycles de Giotto.
Belles coïncidences pour des retrouvailles avec ce camarade qui fait partie de mon horizon intellectuel et créatif depuis ma rencontre avec le Lettrisme en 1972.
Ce jour-là, à l’extérieur du palais, le temps n’était pas bleu, il était moyen.
Anne-Catherine Caron, Turin, soirée du 17 mars 2011.

Légende photo, Broutin et Anne-Catherine Caron lors du vernissage de l'Exposition "L'AFFAIRE GIOTTO, 2006-2010" au Palazzo Bertalazone di San Fermo le 17 mars 2011.
L'exposition continue jusqu'au 16 avril 2011 à la Libreria Antiquaria Fabio Freddi - Via Mazzini 40, 10123 Torino



jeudi 3 mars 2011

LE BOULEVERSEMENT DES ARTS


Ze mag'zine, Culture |

« Lettrisme. Le bouleversement des Arts »

Tel est le titre du fort intéressant essai consacré par Guillaume Robin (co-fondateur et rédacteur de la revue critique « TI » par conviction, directeur artistique au sein d’une agence d’évènementiel spécialisée dans la culture parce qu’il faut bien assurer le quotidien) à ce mouvement né en 1945 avec l’arrivée en France de son créateur, le très « agité du bocal » Isidore Isou. Un nom qui ne dira pas grand chose à la plupart d’entre nous, mais dont le simple énoncé trouvera un écho prodigieux auprès de nombre d’artistes, critiques et plus généralement d’amateurs éclairés en matière d’histoire des avant-gardes artistiques et littéraires. Considéré en effet par tout ce beau monde sous le prisme d’un mouvement libérateur et émancipateur, le Lettrisme a pris la forme d’un gros pavé dans la mare des principes dogmatiques édifiés par le pape du Surréalisme André Breton. Au point du reste, d’aller jusqu’à tailler à la hache toutes les certitudes et les rodomontades de la vie intellectuelle des années 1950/1960.

Un nouvel abécédaire intellectuel. Mais qu’est-ce qu’au juste le Lettrisme ? Selon la définition qu’en donne Isou en 1957 dans « Bilan Lettriste », il s’agit d’un « Art qui accepte la matière des lettres réduites et devenues simplement elles-mêmes (s’ajoutant ou remplaçant totalement les éléments poétiques et musicaux) et qui les dépasse pour mouler dans leur bloc des œuvres cohérentes ». 
Cette manière d’introduction inédite à une nouvelle poésie et à une nouvelle musicalité des sons, des onomatopées et des lettres suscita d’emblée l’adhésion de disciples appartenant à l’avant-garde française d’alors. Gabriel Pomerand, son premier disciple, Maurice Lemaître, François Dufrêne, sans omettre le soutien de Raymond Queneau et jean Paulhan, virent dans le Lettrisme le moyen de clouer le bec à cet « Ayatollah » de la pensée qu’était au fond André Breton. Isidore Isou portait cependant les fondements du Lettrisme bien avant d’arriver en France clandestinement en août 1945 en compagnie de Serge Moscovici (le fondateur de la psychologie sociale européenne et père de l’homme politique Pierre Moscovici) après un périple des plus rocambolesques à travers l’Europe avec, dans sa valise, les notes et les textes rédigés dans sa Roumanie natale.

Genèse du Lettrisme. Il faut dire que notre homme, de son entier patronyme Jean-Isidore Isou Goldstein, ayant vu le jour à Boto?ani le 29 janvier 1925, s’est révélé dès son plus jeune âge du genre surdoué. D’après ses dires, il lisait Dostoïevski à treize ans, Karl Marx à quatorze, Proust à seize (ce qui relève aussi, convenons en, du pur héroïsme !). Toujours d’après ses récits, c’est en 1942 à l’âge de seize ans et demi, qu’il a l’intuition d’un nouveau système poétique et musical. A la lecture d’une phrase de l’écrivain allemand Keyserling, une erreur de traduction l’aurait conduit à confondre le mot « vocable » avec celui de « voyelle » l’amenant à comprendre dans sa langue roumaine maternelle que « le poète dilate les voyelles ». Le jeune Isou se serait alors aussitôt lancé dans la rédaction du « Manifeste de la poésie lettriste ». Dans la foulée, le voilà à énoncer les lois d’une méthode de création qui prendra plus tard le nom de « la Créatique ou la Novatique ». 
Méthode, ainsi que le rappelle Guillaume Robin dont la richesse de documentation est proprement ahurissante (grâce à la coopération de celui considéré comme le gardien du Temple du Lettrisme, l’artiste Roland Sabatier, qui lui a ouverte grandes les archives pieusement conservées ayant trait au Mouvement) à partir de laquelle il redéfinira et transformera à peu près tous les domaines de la culture, des sciences, des arts, des techniques, de la philosophie, de la théologie, de l’économie. En bref, à tout ce qui se rattache à la vie en tentant d’y créer d’autres systèmes de valeurs. 
« Ce qui explique pourquoi le Lettrisme est le seul mouvement d’avant-garde qui continue à demeurer vivace aujourd’hui encore. Même si la personnalité d’Isou plutôt très égocentrique, virulente et provocante dans la manière de présenter ses thèses a pu nuire à la reconnaissance extérieure du Lettrisme, celui-ci n’en a pas moins amené une véritable éthique dans ses rapports avec ceux qui, après avoir rallié ses rangs, l’ont ensuite déserté » souligne Guillaume Robin. Lequel dit avoir découvert le Lettrisme il y a cinq ans, après la lecture du livre de Greil Marcus « Lipstick Traces : une histoire secrète du XXe siècle » (paru chez Allia).

Pionnier de l’agit-prop’. Opposé au vieux « lion » André Breton qui n’accepte pas sa déconstruction de la poésie à mots pour une poésie à lettres afin de former un nouvel agencement de signes nommé hypergraphique et promouvoir une nouvelle idéologie politique et économique, Isou et sa « bande » n’auront de cesse de jouer la carte de l’agit-prop’. A commencer par le scandale organisé en avril 1947 au théâtre du Vieux Colombier lors d’une représentation d’une pièce du dadaïste Tristan Tzara. Ce qui incitera pour le coup Gaston Gallimard à publier en octobre de la même année un ouvrage défini comme un roman mais prenant la forme de « mémoires » ayant pour nom « L’Agrégation d’un Nom et d’un Messie ». 
Créateur multi-casquettes, Isou sera non seulement un écrivain des plus prolifiques dans différents secteurs mais également un poète, un metteur-en-scène (en 1954, « La Marche des jongleurs », l’une de ses premières pièces, sera montée par jacques Polieri au Théâtre de Poche), un philosophe (il est l’auteur de la Créatique, pavé de plus de mille cinq cent pages utilisé comme méthode de création intégrale), peintre et même cinéaste. En 1951, en marge du Festival de Cannes, a lieu la projection de « Traité de bave et d’éternité » reposant sur le concept « discrépant » c’est-à-dire basé sur une disjonction totale entre le son et l’image. Une œuvre qui, selon Guillaume Robin, a sans nul doute été vue et revue par les cinéastes de la Nouvelle Vague, inspirant même certains d’entre eux tels Jean-Luc Godard et Eric Rohmer.

A l’avant-garde des avant-gardes !. Les surprenantes autant que multiples incursions d’Isidore Isou vont à ce point briser le carcan du genre Surréaliste en démultipliant les expressions de l’art que celui-ci finit par en devenir quasi imaginaire. Il suffit de se référer à la notion du cadre supertemporel qu’il propose en 1960. Une notion déterminée comme un « cadre de production destiné à attirer des collaborateurs en nombre illimité et infini ». L’interprète de l’œuvre d’art pourra ainsi proposer divers individus de prolonger celui-ci dans le temps. « L’œuvre supertemporelle commence à vivre à partir de la signature » clamera celui qui jusqu’à sa mort, le 28 juillet 2007, ne cessera de jouer les trouble fêtes à l’endroit d’un monde de l’art souvent confit dans ses dogmes et ses certitudes. 
C’est tout le grand intérêt de cet essai « lettrisme. Le bouleversement des Arts* » de remettre en lumière et de confronter avec lucidité le système de pensée lettriste aux autres groupuscules qui ont traversé l’histoire. Situationnisme, Fluxus, Art conceptuel, Nouveau Réalisme, Happening, Dadaïsme. Des mouvements aujourd’hui célébrés, voire même sanctifiés, mais pourtant bien en-deçà de ce que l’on peut considérer comme le mouvement d’art le plus révolutionnaire et pamphlétaire de notre époque.

* »Lettrisme. Le bouleversement des Arts » de Guillaume Robin, 
Hermann Editeurs, 174 pages, 24 €.

Publié in Ze MAG’ZINE relais d’idées et d’influences, n° 24, mars 2011

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