ROLAND SABATIER RÉPOND AUX QUESTIONS D'ANNE-CATHERINE CARON
UNE LEÇON DE CINÉMA DONNEE AU CINEMA
ACC. – Une rétrospective des œuvres
cinématographiques d’Isidore Isou, échelonnée de 1951 à 1999, c’est rare. Dans
quelles circonstances a-t-elle pu être présentée à Blois plutôt que dans un
grand musée parisien?
RS. –
C’est certainement une première et son ancrage à Blois ne s’explique que par la
personnalité d’Alain Goulesque, le directeur de la Fondation du doute et de l’école
d’art qui lui est attachée. Il lutte, avec de faibles moyens d’ailleurs, pour
réactualiser un certain nombre de personnalités ou groupes de l’avant-garde
artistique. C’est avec raison que déjà depuis plusieurs années, il considère,
Isou et le Lettrisme comme essentiels. Aujourd’hui, sans lui, cette
manifestation n’aurait pu voir le jour.
ACC. – S’agit-il d’un désintérêt pour le
Lettrisme de la part des autres responsables, notamment de la plupart des grandes
structures institutionnelles ?
RS.
– Peut-être, je ne sais pas… sans doute s’agit-il tout simplement d’ignorance
pour les uns, et probablement de paresse pour les autres.
ACC. – Ce sont sans doute les mêmes raisons qui
ont rendu possible la présentation de tes « Œuvres de pédagogie esthétique »,
l’année dernière, dans le cadre de cette même Fondation.
RS.
– Oui, c’est bien grâce à la détermination d’Alain Goulesque que cette
exposition a pu exister. À part le Garage Cosmos d’Éric Fabre, à Bruxelles, il
n’était pas alors possible de la présenter ailleurs.
ACC. - Dans le cadre de la Fondation de Blois, mais
sans rapport avec elle, les films d’Isou sont présentés dans une scénographie
muséale, spectaculaire et colossale, uniformément noire, permettant leur
projection ou leur présentation simultanée. Comme commissaire de cette
manifestation, comment as-tu retenu ce dispositif ?
RS. –
J’étais dans la salle et en observant le lieu, j’ai tout de suite compris ce
que l’on pouvait faire et ce qu’il ne fallait pas faire. Le problème consistait
à faire se côtoyer huit films de dates et de caractères formels différents,
voire opposés, dans un espace vitré, c’est-à-dire très largement ouvert sur
l’extérieur, de 250 m2. En raison du son de certains films, de dispositifs
visuels et interactifs d’autres, la division de cette surface s’imposait.
Chaque œuvre devait être enfermée dans son autonomie de manière à pouvoir être
appréhendée isolément. Un couloir circulaire ceinture l’ensemble et, par des
portes distinctes, donne accès à chacune des salles.
ACC. – Sur quels critères ces huit films
ont-ils été sélectionnés ?
RS.
– La sélection a été réalisée par Éric Fabre et moi-même. Le caractère
rétrospectif exigeait un échelonnement sur un certain nombre d’années et, parmi
tous les films réalisés par Isou, nous avons sélectionné ceux qui nous sont
apparus comme les plus représentatifs de ses apports dans la cinématographie :
le cinéma discrépant et ciselant avec
Traité de bave et d’éternité, de 1951
et Son nom est nuance, de 1992, avec
son écran à mécaniques végétales ; le cinéma
hypergraphique fondé sur les poly-signes de la communication avec Amos ou Introduction à la métagraphologie,
de 1953, présenté en exposition ; le cinéma
infinitésimal avec Questions et
réponses, de 1967, qui offre la possibilité de distribuer des cadeaux aux
spectateurs les plus méritants ; le cinéma
supertemporel représenté par trois films de 1960 et 1965, tous ouverts à la
participation active et totale du public et dont le plus récent introduit diverses
formes de provocation dans l’art filmique; et le cinéma anti-supertemporel avec Fleur
de browning, de 1999, qui, à partir d’un long monologue de l’auteur, invite
le public à renoncer à toute intervention dans l’œuvre.
ACC.- La scénographie distingue nettement ces
formes de cinéma et attribue à chaque salle le sens d’un manifeste. Mais, de
tous les films présentés, « Son nom est nuance » est le plus
énigmatique, notamment par sa simplicité, il projette les images des créateurs
du groupe lettriste sur des écrans remplis de fruits et de légumes. Quel sens
peut-on lui attribuer ?
RS. -
Avec ce film, Isou veut démontrer deux réalités. D’abord, celle que le titre
suggère, à savoir que ses disciples ne sont que des nuances dans l’immensité de
ses apports, comme cela a toujours été dans l’histoire de la création : Cézanne
par rapport à Monet, Dali par rapport à Breton, Picabia par rapport à Tzara, etc.
Mais l’affirmation de cette hiérarchie ne signifie nullement que ces premiers
disciples sont insignifiants, car, comme leurs grands prédécesseurs, les
nuances qu’ils apportent sont créatrices et nécessaires pour traduire la
grandeur du territoire à l’intérieur duquel ils s’expriment.
Ensuite,
demeure le problème de l’écran. En le recouvrant de fruits et de légumes, il
veut faire la démonstration que l’écran lui-même participe, au-delà des formes
cinématographiques, au rôle marginal et secondaire d’outillages et de supports de
cet art. C’est à l’intérieur de cet ordre-là que se situe l’intérêt de cette œuvre
qui est une manière de leçon d’orthodoxie donnée par l’auteur à certains
membres anciens de son groupe qui avaient surdéterminé, dans leurs films, la
portée de différentes mécaniques au point de croire, par le soutien de
définitions hasardeuses, qu’ils avaient bouleversé le cinéma. Ce film avait
précédemment été présenté en 1992 au Cinéma L’Entrepôt de Paris et, faute de ne
pas avoir pu disposer des images d’origine, nous en avons donné dans cette
rétrospective de Blois une reconstitution fidèle.
ACC. - Existe-t-il des rapports entre ces
différentes formes de cinéma lettriste et ce que l’on nomme communément
aujourd’hui le « cinéma expérimental » ?
RS. – L’idée même d’un cinéma « expérimental « me
gêne. On n’a jamais dit que Matisse, Mondrian ou Max Ernst pratiquaient une
peinture expérimentale alors qu’ils s’imposent comme de grands novateurs dans les écoles formelles
précises du Fauvisme, de l’Abstrait et du Dada-surréalisme. Le cinéma, comme
toutes les expressions esthétiques, est soit créateur, lorsqu’il invente des
formes inédites dans le son, l’image ou le montage, soit productif ou
réactionnaire lorsqu’il répète le passé et, dans ce cas, il sert le
documentaire des autres disciplines ou s’impose, au même titre la chansonnette,
comme un simple divertissement pour le public. À mon sens il n’existe pas
d’autres formes de cinéma.
L’« expérimental »
n’est pas une qualification formelle, ce n’est même pas une vérification, ce
sont juste des tests, des essais empiriques, détachés de l’authentique histoire
du cinéma et réalisés un jour par hasard, regroupés à l’origine dans une
nébuleuse aux contours non définis créée de toute pièce et propagée depuis 1962
aux États-Unis et en Europe à la demande d’universitaires par Jonas Mekas, à
partir de sa structure de distribution parallèle de films, la Film-Makers’Cooperative,
pour exalter pêle-mêle des films de famille, des arrangements post dadaïstes,
surréalistes et lettristes ou des tripatouillages technologiques appliqués à la
photographie et à son écoulement temporel. D’ailleurs, je crois savoir que
cette dénomination est elle-même discutée par certains de ses protagonistes.
On peut appeler ça comme on le veut, mais il me semble que le cinéma d’aujourd’hui
devrait avant tout être défini et
perçu comme ressortissant des structures ciselantes
et discrépantes, hypergraphiques ou infinitésimales dont il explore les
séquences hermétiques et polythanasiques,
en s’appuyant sur la méca-esthétique
intégrale et le cadre supertemporel. Cette réponse me conduit à affirmer
que si, demain, cet art doit survivre, il ne survivra, à mon sens, qu’à
dépendre de ces formes fondamentales et de leurs explorations passées et présentes.
Dans cette optique, cette rétrospective d’Isidore Isou est une leçon de
cinéma donnée au cinéma.
(Entretien réalisé par
Anne-Catherine Caron, à Blois, le 16 avril 2015)