mardi 26 octobre 2010
lundi 25 octobre 2010
LE LETTRISME: UN DISCOURS EN ACTE
Le texte qui suit, de Robert Bonaccorsi, figure en préface du catalogue de l'exposition "Lettrisme: vue d'ensemble sur quelques dépassements précis", organisée à la Villa Tamaris Centre d'Art du 23 octobre au 28 novembre 2010. Ed. Villa Tamaris/La Nerthe, 2010. (Textes de Robert Bonaccorsi, Isidore Isou, Catherine Goldstein, Eric Fabre, Philippe Blanchon, Sandro Ricaldone, Roland Sabatier et Anne-Catherine Caron). Distribution Les Belles Lettres. Nous le reproduisons intégralement dans "Riposte Lettriste" avec l'aimable autorisation de l'auteur.
LETTRISME : VUE PARTIELLE SUR QUELQUES RESSASSEMENTS PALINGÉNÉSIQUES
Le Lettrisme, où ce que l’on en dit ou écrit… Malentendu, sarcasme, perplexité, caricature, silence président dès l’origine (1945) dans les commentaires sur ce mouvement dont l’écume scandaleuse portée par l’air du temps favorisait l’inscription dans le registre des effets de mode. Ainsi Roger Nimier au détour d’une critique publiée en 1950, parlait d’Isidore Isou comme d’un « garçon bien oublié de nos jours », en affectant même de s’interroger sur son patronyme « Ison ou Isou »1. Le Léthé reste toutefois un fleuve au cours incertain. Voici cinquante-sept ans plus tard un nouvel acte de décès du Lettrisme associé plus que jamais à son initiateur. « Isou est mort et le lettrisme avec lui. Tant mieux, fermons la porte »2. Clouer le cercueil, définitivement si possible ou plus subtilement réduire le message au canular, au n’importe quoi en l’assimilant à un dilettantisme fébrile. Prendre le Lettrisme au sérieux, au « pied de la lettre » ou se complaire dans le second degré ? Christophe Bourseiller recense « deux lettrismes », celui des dix premières années qui incarnerait une « étape décisive sur le chemin qui mène au dépassement de l’art dans la vie même » et l’autre qui se serait « pris au sérieux », « respectabilisé »3. Une « supercherie » qui aurait dépassé ses instigateurs. Une approche qui explique la pérennité du mouvement par une grâce diffuse, une inconscience, (presque une naïveté) féconde, en laissant de côté l’importante production théorique (manifestes, tracts, pamphlets, livres, articles…) consubstantielle à sa fondation.
Une périodisation identique peut se retrouver chez Isidore Isou. Elle prend alors acte d’une tardive et légitime reconnaissance. « Sur le plan de l’évolution collective, mes camarades du mouvement ont été les individus les plus haïs de ce siècle incompréhensif, avant d’être acceptés, déjà, un peu partout et même d’être aimés comme des personnes qui ont mieux combattu dans la plupart des domaines de la culture et de la vie »4. L’objet de l’analyse semble se dérober, y compris et peut-être surtout, pour ses contempteurs. Le Lettrisme, gesticulation bouffonne, creuse et dérisoire ? Ébauche incertaine d’une esthétique de la subversion généralisée à venir ? Nouvel avatar de « l’œuvre d’art totale » ? 5. « L’ultime avant-garde » ? 6. Pourquoi ne pas rendre compte de l’histoire et du présent de cette effervescence qui persiste et signe ? Donner simplement à voir et à comprendre.
L’éternel retour ou la répétition permanente d’une image ambivalente, contrastée, fortement marquée par une réelle dimension médiatique, témoigne, souvent à rebours, de la permanence et de l’influence du mouvement lettriste. Les milliers d’entrées sur internet constituent à cet égard beaucoup plus que l’indice d’une popularité qui s’est manifestée très vite par le biais de la parodie, de la citation, de l’allusion, dans la grande presse, le cinéma ou le polar… Écoutons le héros de Michel Lebrun s’interroger en 1961 sur un groupe de jazz novateur (« un laboratoire où se forgeait la musique d’après-demain ») en référence au Lettrisme. « J’étais dans l’état d’esprit qu’aurait pu éprouver Lamartine à l’audition d’un poème lettriste »7. Ici, au cœur de ce que l’on appelait un « roman de gare », se trouvent distinguées les notions de continuité, d’héritage, de rupture, de nouveauté, de création, de légitime surprise devant l’inconnu. « Mon but était d’avancer toujours vers d’inédits territoires, ils manquaient d’un système » (Isidore Isou)8. En conséquence, une méthode pour remettre en cause la vie sociale dans toutes ses dimensions, y compris personnelles, pour repenser la culture dans sa globalité par et pour la création. « Il faut qu’un novateur bouleverse non seulement son milieu, mais aussi soi-même, non seulement soi-même, mais aussi son milieu »9. En 1949, Isidore Isou proposait dans La Mécanique des femmes, un « Discours de la méthode pour bien conduire l’amour et chercher la vérité dans la science »10…
L’exposition de la Villa Tamaris et l’ouvrage qui l’accompagne se présentent donc comme un état, une proposition concrète, ou l’aspect documentaire et l’aspect esthétique se complètent en tentant de rendre compte de l’approche holistique du mouvement lettriste. À l’opposé de tout « glossaire pour apedeutes »11, le propos s’apparente à une « pédagogie esthétique »12, pour reprendre l’heureuse formule de Roland Sabatier qui a assuré et assumé pour l’essentiel la cohérence et la réalisation de ce projet. Un discours donc, en actes, sur la méthode, indissociable d’une leçon de choses sur la dynamique créative du Lettrisme.
Robert Bonaccorsi
Notes
1. Roger Nimier, « La littérature à Luna Park », La Table Ronde mars 1950, cité par Marc Dambre in Roger Nimier hussard du demi-siècle, Paris, Flammarion, 1989, p.341.
2. « Le lettrisme est mort, tant mieux ! « . On trouve cet article qui cumule la détestation sans faille du lettrisme et la défense (tardive) de Charlie Chaplin, sur internet (Agora vox – 6 août 2007).
3. Christophe Bourseiller, « Les surprises du théâtre lettriste « in Les Têtes de Turc (septième colloque des Invalides – 2003), Du Lérot éditeur 2000, Tusson, pp. 115 à 117. La description de la naissance et de l’évolution du Lettrisme par Christophe Bourseiller constitue une brillante synthèse des tentatives d’explication du mouvement lettriste par le canular, le gag, la mauvaise foi… « Imaginons que je lance un courant artistique. En usant d’incantations parareligieuses et de justifications fumeuses ne reposant sur aucun socle linguistique, je suggérerais à mes ouailles de composer des poèmes d’avant-garde, en n’usant que de consonnes ou de voyelles, puis d’atteindre une transe factice en les déclamant dans des restaurants à la mode. J’irais moi-même perturber divers colloques et me livrerais en public à de mémorables piaillements. Je baptiserais mon empire en le nommant « lettrisme ». Le terme est à la fois vaguement obscur et facilement mémorisable. Je repousserais sans cesse les bornes de la bienséance. J’irai jusqu’à me proclamer messie et ourdirai des simulacres de rituels. Mais comment réagirais-je, si je devenais soudain objet d’études, si de sérieux universitaires incapables d’esquisser un demi-sourire entreprenaient de commenter mes délires d’une voix lente et soporifique ? J’en serais probablement fort marri. Mais comme je saurais rebondir en toute occasion, j’embrasserais du regard le champ qui s’ouvrirait. Je réaliserais que mon coup publicitaire s’avère riche de potentialités inattendues. Se pourrait-il que j’occupe sans le vouloir un créneau porteur ? Pourrais-je exploiter le filon à long terme ? ».
4. Isidore Isou, La Créatique ou la novatique 1941 – 1976, Paris, Ed. Al Dante Léo Scheer, 2003, p. 1345.
5. A Theater without theater, Macba de Barcelone, Musée Berardo de Lisbonne, Walker Art Center de Minneapolis 2007- 2008.
6. Bernard Girard, Lettrisme, l’ultime avant-garde, Les Presses du Réel, 2010.
7. Michel Lebrun, De quoi vous mêlez-vous ?, Collection Un mystère n° 564, Presses de la Cité n° 564, p. 1961.
8. Isidore Isou La Créatique et la novatique, op. cit, p. 1098.
9. Ibid, p.1099.
10. Isidore Isou, Isou ou la mécanique des femmes, Aux Escaliers de Lausanne, 1949 , p. 251.
11. Laurent Tailhade, projet de « glossaire pour faciliter aux apedeutes l’intelligence du Pays du Mufle » (annoncé dans l’édition de 1894 d’Au Pays du Mufle et non réalisé).
12. Roland Sabatier, Œuvres de pédagogie esthétique, Sepa, Rennes, 2006, Semaine n°109, octobre 2006.
A PRENDRE A LA LETTRE
23/10 > 28/11/2010 - VILLA TAMARIS CENTRE D'ART
A prendre à la lettre
Cet automne, le lettrisme est à l’honneur d’une exposition à la Villa Tamaris Centre d'Art.
Du 23 octobre au 28 novembre, le centre d'art de la Villa Tamaris présente une exposition retraçant l’histoire du lettrisme, mouvement indiscipliné aux accents révolutionnaires, à l’origine d’innovations esthétiques et conceptuelles déboussolantes.
« Le poète dilate les voyelles » comprend Isidore Isou, fondateur du mouvement lettriste, après avoir lu la phrase de Keyserling : « Le poète dilate les vocables. » Cette sentence agit comme une révélation. Un choc. Elle signe l’acte de naissance du lettrisme en 1945, mouvement artistique et littéraire d’avant-garde laissant éclore une nouvelle conception de la création, dont découle une transmutation de la culture dans son ensemble.
A ses origines : « la loi de l’amplique et du ciselant », une interprétation inédite de l’Histoire de la poésie, dont l’évolution se subdivise, selon Isidore Isou, en deux phases. Depuis Homère jusqu’à Victor Hugo, elle s’intensifie, s’accroît en lyrisme et en puissance versificatrice, se dépasse: c’est, selon le théoricien lettriste, la « phase amplique ». Puis, de Baudelaire à Tzara, en passant par Rimbaud et Lautréamont, elle s’émiette, se morcelle, s’autodétruit peu à peu. Au cours de cette « phase ciselante », la poésie est dépouillée de son contenu signifiant, destituée en ces composantes infimes. Ce qui subsiste en dernière instance : la lettre, en tant que particule première et fondamentale, érigée en principe suprême par les lettristes.
Cette théorie se transforme en principe de compréhension de tous les arts, qui se voient réduits à leur formes d’expression les plus pures. Ce moment de fragmentation est conçu comme étape suprême de l’évolution des arts, créateur de vérité en tant que vecteur d’anéantissement du spectaculaire. Les propositions se décuplent: peinture hypergraphique, épousant l’ensemble des signes de communication, montages discrépants au cinéma, fruits de la disjonction entre son et image, ou encore photographie esthaïperiste, quittant le domaine de la reproduction pour se constituer dans le mental des spectateurs. Des arts du spectacle à l’architecture, les formes d’expression témoignent d’une richesse prolifique. Elles fusionnent entre elles, s’interpénètrent, allant jusqu’à épouser tous les champs du Savoir, de la philosophie à la science. Un système d’interprétation du monde inédit voit alors le jour, élaboré autour de la notion centrale de création, comprise comme ce qui subjugue l’art dans la vie même. Au confluent entre éthique et esthétique, les explorations lettristes se déploient alors comme quête de l’imprévisible nouveauté, recherche joviale de l’inconnu qui viendra subvertir le réel.
Car si le lettrisme repose sur un socle théorique solide, l’exaltation euphorique de la vie, folie joyeuse et ivresse révoltée, joue un rôle central pour Isidore Isou, Gabriel Pomerand, Roland Sabatier et les autres. Artistes et penseurs, les lettristes étaient aussi une bande de trublions rigolards à l’énergie provocante. De distributions de tracts en interventions chaotiques, ils prônent la réinvention du monde en multipliant happenings et petits scandales. Ainsi, en 1950, ils investissent la cathédrale de Notre-Dame et annoncent la «mort de Dieu» pour célébrer Pâques. Un an plus tard, ils débarquent au festival de Cannes et projettent leur film Traité de Bave et d’Éternité, puzzle d’images hachurées, sons saccadés et poèmes onomatopées, compilation de morceaux récupérés dans les poubelles du Service Cinématographique des armées. En synergie étroite avec son élan créateur, le lettrisme, mouvance à «l’écume scandaleuse», exhale un souffle profondément libérateur, une puissance revendicative et émancipatrice.
La Villa Tamaris Centre d’Art (La Seyne sur Mer) propose de prendre acte de cette effervescence grâce à son exposition Lettrisme, vue d’ensemble sur quelques dépassements précis, qui se déroule du 23 octobre au 28 novembre. De 1945 jusqu’à aujourd’hui, l’exposition retrace les différents moments de l’Histoire lettriste grâce à un florilège d’œuvres représentatives, issues en grande partie des arts visuels. Sans prétendre embrasser le mouvement dans sa globalité – ce qui serait impossible - il s’agit d’offrir un panorama de la pluralité foisonnante de ses propositions afin de pouvoir rendre compte de la singularité de cette école de pensée. En retraçant sa dynamique créative, l’exposition révèle son importance artistique, dont les survivances imprègnent toujours profondément notre présent. Son héritage se reflète, en effet, dans de nombreuses formes créatives: Situationnisme, Nouvelle vague cinématographique, poésie sonore, performances, Body-art, art conceptuel…
Grâce à cette exposition, le commissaire Roland Sabatier, également un artiste-clé du lettrisme, livre un vibrant hommage à ce collectif d’artistes trop longtemps relégués dans l’ombre, dont le slogan d’après-guerre semble cependant si justement résumer notre époque: «Si vous ne sauvez pas la jeunesse, la jeunesse vous perdra!»
>Exposition Lettrisme, Vue d’ensemble sur quelques dépassements précis à la Villa Tamaris Centre d’Art (La Seyne sur Mer) du 23 octobre au 28 novembre 2010.
Marina Skalova
23/10 > 28/11/2010
VILLA TAMARIS CENTRE D'ART