Anne-Catherine Caron – Dans la présentation de l’exposition « Combat des idées », organisée au Musée d'Art de Blois qui, à partir de la Collection d'Eric Fabre, abritait précédemment le Musée de l'objet, Ben te désigne comme « le dernier des Mohicans, le dernier des Lettristes
défendant bec et ongles Isidore Isou. » C’est drôle, non !
Roland Sabatier. – Oui, drôle, c’est
certain, mais cela pourrait être ambigu. Quoi qu’il en soit, on ne sait si c’est une critique ou une
reconnaissance louable. Je connais Ben depuis près de 50 ans durant lesquels
nous avons eu plusieurs fois l’occasion de nous rapprocher. Peut-être que je me
trompe, mais je reste persuadé qu’il n’est pas indifférent aux apports du
lettrisme et qu’il en comprend très bien l’importance. Mais, comme il ne sait
pas le dire simplement, il le dit comme il le peut sans le dire vraiment. Il
sait que je sais cela, et je crois que c’est pour cette raison qu’il m’estime
et moi, il sait que je l’estime pour ce qu’il sait, même s’il ne parvient pas à
le dire. Il a aussi compris l’importance de Duchamp, mais il serait dommage
qu’il soit lui-même le dernier néo-dadaïste à défendre bec à ongles tous ses
imitateurs. J’espère pour sa santé mentale et physique qu’il n’est pas le
dernier à défendre de la même manière la conception héliocentrique du monde, la
microbiologie, la loi de la relativité ou les principes de l’évolution des espèces.
ACC.
– C’est encore plus drôle et, pour le coup, pas du tout ambigu ! Ce que tu
dis est beau comme un conte de fées. Ailleurs, il écrit t’avoir rencontré dans
un bar et que tu lui as fait le coup du cobra ensorceleur.
RS. – Je ne me connaissais pas cette
capacité reptilienne. En fait, pour des raisons pratiques, je l’ai rencontré récemment à
son hôtel. Nous avons ensuite passé un long moment ensemble dans un café, en
compagnie d’Alain Goulesque et Ludo, où je n’ai rien fait d’autre que de
répondre à ses questions, au sujet du Lettrisme et d’Isou, notamment, dont il
croit que l’ego anime tous ses apports alors qu’il n’a obéi toute sa vie qu’à sa
Créatique. Je défends les conceptions d'Isou, comme je défends toutes les créations : les siennes s'ajoutant aux précédentes dans différents domaines de la culture. Le compte rendu lapidaire et amphibologique de Ben est d’autant plus
surprenant que, sur ce sujet comme en de nombreux autres que nous avons évoqués,
il m’a semblé être en tous points d’accord avec moi. C’est sûrement un effet du
cobra !
ACC.
- Comment s’est organisée finalement ta présence dans cette exposition dont il a
eu l’idée et dont il était le maître d’œuvre ?
RS. – C’est lui qui m’a téléphoné à
plusieurs reprises pour me demander de participer. Il souhaitait présenter dans
cette exposition temporaire les manifestes importants des futuristes aux
groupes de l’art contemporain en passant par Duchamp et Dada. J’ai accepté d’y
faire figurer le Lettrisme en lui donnant ce qu’il m’a demandé, précisément, un
montage contenant les explications résumées des apports du Lettrisme dans
toutes les dimensions du Savoir et de la vie, et, également, il a beaucoup
insisté pour cela, le grand schéma qui montre la place occupée par le Lettrisme
dans l’évolution des arts visuels depuis l’origine jusqu’à aujourd’hui. Y
figure également, noyé dans un compagnonnage étrange, le « Manifeste de la
peinture poudriste », de 1960, d’Isidore Isou.
ACC. – De fait, peut-être ai-je regardé trop
vite, mais il me semble que la salle ne présente pas que des manifestes, mais
également de nombreuses œuvres de grandes dimensions tellement prégnantes et
serrées que les quelques rares manifestes présents ont souvent du mal à
émerger.
RS. –
C’est là la preuve que Ben a peur du vide. La surcharge est son parti pris fondamental
et, en dépit d’un souhait sincère d’établir une certaine forme de
classification et de hiérarchie dans l’univers contemporain, il me donne à
penser qu’il prend un malin plaisir à brouiller toutes les pistes et cela avec
une ténacité inébranlable, une énergie rare et un courage indéniable dans la
défense de ses idées. C’est sûrement à ce niveau-là que se situe sa cohérence.
ACC. – Comme tu le fais toi-même en quelque sorte et pour
des objectifs différents ! Venant de toi, c’est très gentil ce que tu dis
à ce sujet. De toute façon, rien n’est grave dans tout cela.
RS.
– Même s’il s’agit d’une cause différente et même opposée à la sienne, je ne
vois pas comment il serait possible d’agir sans la ténacité, l’énergie et le
courage. Mon empathie à son égard englobe le fait que, pour avoir convaincu
Achille Bonito Oliva, c’est à lui que l’on doit la présence du Lettrisme, en
1993, à la Biennale de Venise, en même temps que Cage et le groupe Gutaï - et
où m’a été donnée la possibilité de réaliser sur quarante mètres de long le même
schéma que celui, dix fois plus petit, qui figure actuellement à Blois. Il ne m’est pas possible
d’envisager Ben sans compter ce fait.
Au-delà,
comme tu le dis si bien, tout cela n’est pas grave, c’est Ben, tout simplement !
Entretien réalisé à Blois le 6 avril 2013.
Légende de la photo : Roland Sabatier, Œuvre de pédagogie esthétique : les
positions du Lettrisme, 1989-1990. (Archives Anne-Catherine Caron).