Le texte qui suit, de Robert Bonaccorsi, figure en préface du catalogue de l'exposition "Lettrisme: vue d'ensemble sur quelques dépassements précis", organisée à la Villa Tamaris Centre d'Art du 23 octobre au 28 novembre 2010. Ed. Villa Tamaris/La Nerthe, 2010. (Textes de Robert Bonaccorsi, Isidore Isou, Catherine Goldstein, Eric Fabre, Philippe Blanchon, Sandro Ricaldone, Roland Sabatier et Anne-Catherine Caron). Distribution Les Belles Lettres. Nous le reproduisons intégralement dans "Riposte Lettriste" avec l'aimable autorisation de l'auteur.
LETTRISME : VUE PARTIELLE SUR QUELQUES RESSASSEMENTS PALINGÉNÉSIQUES
Le Lettrisme, où ce que l’on en dit ou écrit… Malentendu, sarcasme, perplexité, caricature, silence président dès l’origine (1945) dans les commentaires sur ce mouvement dont l’écume scandaleuse portée par l’air du temps favorisait l’inscription dans le registre des effets de mode. Ainsi Roger Nimier au détour d’une critique publiée en 1950, parlait d’Isidore Isou comme d’un « garçon bien oublié de nos jours », en affectant même de s’interroger sur son patronyme « Ison ou Isou »1. Le Léthé reste toutefois un fleuve au cours incertain. Voici cinquante-sept ans plus tard un nouvel acte de décès du Lettrisme associé plus que jamais à son initiateur. « Isou est mort et le lettrisme avec lui. Tant mieux, fermons la porte »2. Clouer le cercueil, définitivement si possible ou plus subtilement réduire le message au canular, au n’importe quoi en l’assimilant à un dilettantisme fébrile. Prendre le Lettrisme au sérieux, au « pied de la lettre » ou se complaire dans le second degré ? Christophe Bourseiller recense « deux lettrismes », celui des dix premières années qui incarnerait une « étape décisive sur le chemin qui mène au dépassement de l’art dans la vie même » et l’autre qui se serait « pris au sérieux », « respectabilisé »3. Une « supercherie » qui aurait dépassé ses instigateurs. Une approche qui explique la pérennité du mouvement par une grâce diffuse, une inconscience, (presque une naïveté) féconde, en laissant de côté l’importante production théorique (manifestes, tracts, pamphlets, livres, articles…) consubstantielle à sa fondation.
Une périodisation identique peut se retrouver chez Isidore Isou. Elle prend alors acte d’une tardive et légitime reconnaissance. « Sur le plan de l’évolution collective, mes camarades du mouvement ont été les individus les plus haïs de ce siècle incompréhensif, avant d’être acceptés, déjà, un peu partout et même d’être aimés comme des personnes qui ont mieux combattu dans la plupart des domaines de la culture et de la vie »4. L’objet de l’analyse semble se dérober, y compris et peut-être surtout, pour ses contempteurs. Le Lettrisme, gesticulation bouffonne, creuse et dérisoire ? Ébauche incertaine d’une esthétique de la subversion généralisée à venir ? Nouvel avatar de « l’œuvre d’art totale » ? 5. « L’ultime avant-garde » ? 6. Pourquoi ne pas rendre compte de l’histoire et du présent de cette effervescence qui persiste et signe ? Donner simplement à voir et à comprendre.
L’éternel retour ou la répétition permanente d’une image ambivalente, contrastée, fortement marquée par une réelle dimension médiatique, témoigne, souvent à rebours, de la permanence et de l’influence du mouvement lettriste. Les milliers d’entrées sur internet constituent à cet égard beaucoup plus que l’indice d’une popularité qui s’est manifestée très vite par le biais de la parodie, de la citation, de l’allusion, dans la grande presse, le cinéma ou le polar… Écoutons le héros de Michel Lebrun s’interroger en 1961 sur un groupe de jazz novateur (« un laboratoire où se forgeait la musique d’après-demain ») en référence au Lettrisme. « J’étais dans l’état d’esprit qu’aurait pu éprouver Lamartine à l’audition d’un poème lettriste »7. Ici, au cœur de ce que l’on appelait un « roman de gare », se trouvent distinguées les notions de continuité, d’héritage, de rupture, de nouveauté, de création, de légitime surprise devant l’inconnu. « Mon but était d’avancer toujours vers d’inédits territoires, ils manquaient d’un système » (Isidore Isou)8. En conséquence, une méthode pour remettre en cause la vie sociale dans toutes ses dimensions, y compris personnelles, pour repenser la culture dans sa globalité par et pour la création. « Il faut qu’un novateur bouleverse non seulement son milieu, mais aussi soi-même, non seulement soi-même, mais aussi son milieu »9. En 1949, Isidore Isou proposait dans La Mécanique des femmes, un « Discours de la méthode pour bien conduire l’amour et chercher la vérité dans la science »10…
L’exposition de la Villa Tamaris et l’ouvrage qui l’accompagne se présentent donc comme un état, une proposition concrète, ou l’aspect documentaire et l’aspect esthétique se complètent en tentant de rendre compte de l’approche holistique du mouvement lettriste. À l’opposé de tout « glossaire pour apedeutes »11, le propos s’apparente à une « pédagogie esthétique »12, pour reprendre l’heureuse formule de Roland Sabatier qui a assuré et assumé pour l’essentiel la cohérence et la réalisation de ce projet. Un discours donc, en actes, sur la méthode, indissociable d’une leçon de choses sur la dynamique créative du Lettrisme.
Robert Bonaccorsi
Notes
1. Roger Nimier, « La littérature à Luna Park », La Table Ronde mars 1950, cité par Marc Dambre in Roger Nimier hussard du demi-siècle, Paris, Flammarion, 1989, p.341.
2. « Le lettrisme est mort, tant mieux ! « . On trouve cet article qui cumule la détestation sans faille du lettrisme et la défense (tardive) de Charlie Chaplin, sur internet (Agora vox – 6 août 2007).
3. Christophe Bourseiller, « Les surprises du théâtre lettriste « in Les Têtes de Turc (septième colloque des Invalides – 2003), Du Lérot éditeur 2000, Tusson, pp. 115 à 117. La description de la naissance et de l’évolution du Lettrisme par Christophe Bourseiller constitue une brillante synthèse des tentatives d’explication du mouvement lettriste par le canular, le gag, la mauvaise foi… « Imaginons que je lance un courant artistique. En usant d’incantations parareligieuses et de justifications fumeuses ne reposant sur aucun socle linguistique, je suggérerais à mes ouailles de composer des poèmes d’avant-garde, en n’usant que de consonnes ou de voyelles, puis d’atteindre une transe factice en les déclamant dans des restaurants à la mode. J’irais moi-même perturber divers colloques et me livrerais en public à de mémorables piaillements. Je baptiserais mon empire en le nommant « lettrisme ». Le terme est à la fois vaguement obscur et facilement mémorisable. Je repousserais sans cesse les bornes de la bienséance. J’irai jusqu’à me proclamer messie et ourdirai des simulacres de rituels. Mais comment réagirais-je, si je devenais soudain objet d’études, si de sérieux universitaires incapables d’esquisser un demi-sourire entreprenaient de commenter mes délires d’une voix lente et soporifique ? J’en serais probablement fort marri. Mais comme je saurais rebondir en toute occasion, j’embrasserais du regard le champ qui s’ouvrirait. Je réaliserais que mon coup publicitaire s’avère riche de potentialités inattendues. Se pourrait-il que j’occupe sans le vouloir un créneau porteur ? Pourrais-je exploiter le filon à long terme ? ».
4. Isidore Isou, La Créatique ou la novatique 1941 – 1976, Paris, Ed. Al Dante Léo Scheer, 2003, p. 1345.
5. A Theater without theater, Macba de Barcelone, Musée Berardo de Lisbonne, Walker Art Center de Minneapolis 2007- 2008.
6. Bernard Girard, Lettrisme, l’ultime avant-garde, Les Presses du Réel, 2010.
7. Michel Lebrun, De quoi vous mêlez-vous ?, Collection Un mystère n° 564, Presses de la Cité n° 564, p. 1961.
8. Isidore Isou La Créatique et la novatique, op. cit, p. 1098.
9. Ibid, p.1099.
10. Isidore Isou, Isou ou la mécanique des femmes, Aux Escaliers de Lausanne, 1949 , p. 251.
11. Laurent Tailhade, projet de « glossaire pour faciliter aux apedeutes l’intelligence du Pays du Mufle » (annoncé dans l’édition de 1894 d’Au Pays du Mufle et non réalisé).
12. Roland Sabatier, Œuvres de pédagogie esthétique, Sepa, Rennes, 2006, Semaine n°109, octobre 2006.
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