dimanche 9 avril 2023

ANNE-CATHERINE CARON ROMAN LETTRISTE DE LA VILLA CERNIGLIARO AVEC TEXTE DE ROLAND SABATIER

 








SIGNES OU SUPPORTS (& EN MÊME TEMPS LES DEUX) DANS LA PROSE

Par Roland Sabatier

Contrairement à de très nombreux artistes contemporains, Anne-Catherine Caron n’a jamais attribué à l’objet, aux supports ou à l’outillage la capacité de pouvoir bouleverser la forme esthétique.

Dès sa rencontre, en 1972, avec Isou et le Lettrisme, s’est imposée à elle la conception de la prévalence absolue de cette dernière sur les autres dimensions de l’art qui se révélaient interchangeables. C’est donc dans la compréhension d’un intérêt secondaire, para-esthétique, de l’infra-structure matérielle, mécanique, à partir de laquelle Isou forgera la Méca-esthétique intégrale (1), qu’elle accomplira son œuvre, axée, avant tout, et comme il se doit, sur l’exploration combinatoire des signes de la communication visuelle offerte par l’Hypergraphie, des signes virtuels dévoilés par l’Art infinitésimal ou imaginaire et des extensions et des coordinations illimitées de l’Excoordisme.

Ces secteurs esthétiques majeurs enregistrent ses propositions ténues, hermétiques et reconnaissables, tantôt plaquées sur des toiles, tantôt réparties en fonction des exigences de la narration, mais toujours définies comme des « romans ». Son Roman à équarrir, de 1978, en établit la recension qu’elle réorganise autour d’une mise en abyme du concept prosodique. Raréfaction des éléments, persiflage, moquerie, absurdités volontaires, répétitions, caractérisent ce tour de force stylistique qui semble être dépossédé de début autant que de fin.

C’est donc dans la rigueur de la continuité de cette voie que le Roman lettriste de la Villa Cernigliaro qu’elle nous propose aujourd’hui doit être vu et considéré.

Différent des précédents, il a aussi pour source lointaine le global enrichissement qu’Isidore Isou suggérait, en 1950, dans son Essai qui précédait ses Journaux des Dieux, où la narration en prose devait s’élever au-dessus du livre pour se réaliser, au-delà du symbolique représenté par le mot, à travers le réel concrétisé de la chose signifiée ; mais aussi, précisée dans le même ouvrage, l’idée du « roman dans la rue », devenue plus tard, en 1962, l’Esth-polis ou La Fresque dans la rue, dont les contenus se dévoilaient les uns après les autres à l’issue d’un cheminement urbain. Proche encore, et dans une affinité plus diffuse, l’exposition qu’elle et moi avions réalisée, en avril 2007, dans cette même enceinte sous le titre de Collection lettriste : intime et ultime, qui intégrait à des places précises dans chacune des pièces aménagées de la vaste villa les œuvres que nous avions demandées ou commandées à chacun des artistes du groupe lettriste.

Ce nouveau roman d’Anne-Catherine Caron reprend ces principes et, d’une certaine manière, part d’eux, mais s’en éloigne en tant, non seulement qu’il les concrétise, mais surtout qu’il les développe dans un enchaînement personnalisé, avec ses propres éléments et une rythmique particulière, inusitée. Si le roman d’Isou devait se dérouler dans la rue, le sien se déploie à travers de multiples salles d’une demeure, mais il ne se réduit pas à ce seul début.

Cette fois, ce sont quatorze réalisations incarnant autant de chapitres distincts disséminés en différentes parties de la Villa qui en assurent l’articulation. Chacun est attaché à un « objet » utilitaire — non esthétique — dont on saisit d’emblée qu’ils sont tous d’un autre âge : celui du temps où la Villa voyait le notaire Cernigliaro, sa famille et son entourage s’activer dans le luxe et la mondanité ; autant d’objets, dis-je, sans doute inutilisables aujourd’hui — comme la calèche, qui semble être la célèbre « pill-box » d’origine américaine, le vieux réfrigérateur, le piano, les masques anti-gaz, le landau, la bouette, le grand drapeau portant encore armes de la Maison de Savoie, un secrétaire ayant appartenu à l’intellectuel résistant Antonicelli, des vêtements maternels, etc. —, mais conservés par l’une des filles du notaire, Carlotta, l’actuelle propriétaire, dans leur vaste cantina comme des souvenirs de son enfance dont elle ne serait jamais parvenue à se séparer.

C’est ce choix de « reliques » qu’Anne-Catherine Caron, avec leur histoire, reprend en son roman. Elle les reprend telles qu’elles sont, nécessairement en l’état usagé qui est le leur aujourd’hui, afin de n’en retenir que les trois dimensions de leur valeur idéographique.

C’est précisément cette qualification syntaxique qui différencie ses objets des objets — ready-made — de Marcel Duchamp et de ses innombrables successeurs actuels qui, outre le fait qu’ils se situent uniquement dans l’art plastique – et non dans l’art de la prose – réduisent, superposent, en fin de ciselant, la forme esthétique épuisée à la simple présentation d’une réalité comprise comme ne pouvant plus être représentée. Dans ce dont nous parlons ici, la forme esthétique est autre, de nature hypergraphique au sein de laquelle l’objet réel ne peut, au mieux, n’exprimer qu’un signe ou un simple support, sinon, en un même temps, les deux.

Comme tous les ustensiles quotidiens, ceux de la Villa Cernigliaro ont une âme qui n’existe qu’en fonction de leur relation ancienne, de toute jeunesse, avec ceux qui, pour leurs besoins ou leurs plaisirs, les ont manipulés et que l’actuelle propriétaire de la Villa, aujourd’hui, représente. En son nom et en celui de ceux qui sont absents, elle les restitue pour les évoquer en quelques phrases.

Le motif du roman, ici posé comme « fiction », renvoie à ces souvenirs. Comme traces anamnestiques organiquement liées à cette demeure, à ses occupants, et comme des accompagnants nostalgiques, ils s’imposent à Anne-Catherine Caron pour définir le thème de sa narration tridimensionnelle.

Ce perçu de « recherche du temps perdu » et les objets qui les suggèrent, non esthétiques en eux-mêmes, sont sublimés, portés au haut rang de l’art, du fait qu’ils sont, chacun à leur tour, donnés en relation avec une part formelle traduite sur autant de toiles destinées à prendre une place précise — sur ou dessus, dedans, à côté, etc. — des objets considérés.

Ces compléments aux dimensions et à l’apparence de cartels sont les marqueurs d’une esthétique qui cernent le contour de l’œuvre par l’absorption immédiate de ce qui était d’un autre registre. Le pouvoir d’accaparement du système hypergraphique est tel qu’il mue en signes tout ce qu’il touche.

En même temps, comme un métalangage, leur configuration associe les évocations de l’occupante de la demeure — exprimées par l’écriture alphabétique — et certaines images de sa vie, de ses occupations et de son cadre — manifestées par des idéogrammes photographiques — auxquelles se superposent des notations multi-signiques qui, comme des commentaires sur des commentaires surprécisent, sous un angle neuf, des points particuliers. Ces trois strates de transcription, se conjuguant pour, finalement, n’en constituer qu’une : la super écriture hypergraphique. 

Toutes ces données accumulées, certainement, déroutent : au déchiffrement de chacun des chapitres, l’allure apparemment simple du discours général demeure contredite, réévaluée, par l’hermétisme de ce qui nous est donné pour l’expliquer.

De toute façon, et même si nous ne sommes que quelques-uns à savoir que l’essentiel est ailleurs, n’est-ce pas de ce recours constant à ce paradoxe ou à cette dialectique que naît, comme une véritable manœuvre de force, l’originalité étrange de ce Roman lettriste de la Villa Cernigliaro ?

La question, si elle peut encore se poser aujourd’hui, risque dans l’avenir, avec Anne-Catherine Caron et le lettrisme, de ne plus même devoir nécessiter de réponse.

Paris, juillet 2011

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(1) Si Isou posait les premières bases du renouvellement des supports de la prose, en 1950, dans l’Essai qui précédait Les Journaux des Dieux, ce sera en 1952, dans l’Esthétique qui introduisait son Esthétique du cinéma, publiée dans Ion, qu’il théorisera les fondements de la Méca-esthétique générale. Cette conception sera reprise, en 1963-1967, dans sa relation avec les arts plastiques dans De l’impressionnisme au Lettrisme. L’évolution des moyens de réalisation dans la peinture moderne, qui paraîtra en 1973 aux Editions Filipacchi dans la Collection Le Monde des Grands Musées. Nous en reproduisons dans cet ouvrage le dernier chapitre consacré à la méca-esthétique lettriste, pour lequel, avant sa disparition et en rapport avec le projet d’Anne-Catherine Caron déjà envisagé à l’époque, l’auteur nous avait donné son accord pour le reproduire tout en manifestant sa satisfaction de le voir « traduit dans la langue de Dante ». Ce même chapitre avait également été antérieurement reproduit dans le catalogue de l’exposition, Isidore Isou et la méca-esthétique (1944-1987), organisée par la Galerie de Paris, en 1987.

 

Texte publié in Anne-Catherine Caron, Roman lettriste de la villa Cernigliaro (2010-2011), Catalogue de l’exposition organisée à la Villa Cernigliaro du 5 novembre au 4 décembre 2011 et dans l’édition de luxe portant le même titre, avec les reproductions des oeuvres signées par l'auteur et Roland Sabatier. Publications PSI, 2017. On peut trouver cet ouvrage chez nos amis libraires Dominique Drouet et Didier Lecointre.

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